Kerorian se laissa tomber sur un tabouret, déposant son épée à côté de lui contre le comptoir avant de prendre de quoi se rincer le gosier. Il rendit quelques salut, adressa même un maigre sourire à une jolie fille qui lui fit un signe de la main d'un peu plus loin, puis s'intéressa de plus près à sa choppe. Les gens avaient l'habitude de le voir par-ici, il venait dès qu'il s'ennuyait trop, ou qu'il avait envie de boire un coup quand ses frères et sœurs n'étaient pas disposés à le faire.

Aujourd'hui, il s'ennuyait pas mal et cherchait simplement un peu de détente. Encore une fois, il s'était entraîné avec les gardes de la région, mais ce n'était pas suffisant... Aussi valeureux et sérieux que soient les vaillants défenseurs d'Emeraude, ils ne pouvaient lui offrir le défi que son instinct guerrier recherchait. Il avait besoin de sentir sa vie sur le fil des épées. Lors des entraînements, le champion devait retenir sa force, sa fureur, il devait brider lui-même le sens de leurs affrontements.

Bah, se consolait-il, au moins cela lui faisait une bonne révision de ses bases, et l'occasion de tester des nouveautés. Mais cela ne l'empêchait toujours pas de chercher à passer le temps au fond de sa choppe. Et puis ainsi, les gens avaient un contact direct avec un digne représentant des meilleurs d'Enkidiev. Même les Chevaliers d'Emeraude restaient dignes et humains ainsi. Pas forcément très élégants, mais il était un homme du peuple.
Il en commanda une seconde, c'est bien beau d'être humble, mais ça ne suffisait pas à combler son ennui.

Décidément ça ne s'arrangeait vraiment pas. Plus il buvait, plus il se déprimait tout seul. Kerorian n'a jamais regretté d'être devenu un Chevalier d'Emeraude, pas même lorsque cela l'amène à écouler les stock d'alcool du tavernier pour faire passer son ennui. Il était un noble guerrier, apprécié, respecté et admiré par ses alliés, et craint par ses ennemis. Ses talents d'escrimeur et sa férocité implacable l'avaient même conduit à décrocher le titre de champion d'Emeraude, ce qui signifiait qu'il n'y avait pas - en théorie - de plus redoutable épéiste à travers tout le royaume, et vu l'état des autres, il était probable qu'il soit également l'un de plus puissants d'Enkidiev.

C'était une gloire absolue, une fierté incommensurable qui l'avait alors poussé à se surpasser encore pour faire honneur à son pays et à son nom. C'était le rêve de tout guerrier, d'être le meilleur. C'était le rêve de tout homme, de devenir héros. Sa force était exploitée à bon escient, protégeant les faibles et leurs terres, il avait des amis, des frères et des sœurs, des ennemis à combattre... Non vraiment, il avait tout ce que pouvait souhaiter un homme pour être heureux.

Kerorian éclusa une choppe supplémentaire. Il avait tout pour être heureux, pourtant il n'arrivait pas à l'être, éternellement insatisfait, sans jamais trouver la pièce manquante à son puzzle. Quelqu'un s'assit à côté de lui et commanda la même chose. Le Chevalier reconnut la voix d'Alix, une de ses sœurs qui ne mit pas longtemps avant de lui demander s'il était seul. Il haussa brièvement les épaules en guise de réponse, vidant pour de bon son verre avant de le faire remplir encore une fois. Sa camarade complimenta le vin après en avoir but une fine gorgée.

"Certes."

Contrairement à sa sœur qui venait d'arriver comme une fleur, aussi fraîche que cette métaphore, Kerorian n'en était pas à son premier verre. Il se redressa un peu sur son tabouret, levant enfin le nez de sa choppe pour le tourner vers la jeune femme, préférant fermer un peu plus encore son esprit au cas où Il avait pleinement confiance en sa famille, mais il n'aimait pas qu'on l'inspecte.

"Ça roule ? J'm'attendais pas à te voir débouler dans l'coin."

Pendant que le chevalier éclusait une énième choppe, sa sœur archère s'installait mieux et déposa son arc. Le guerrier dressa vaguement un sourcil en apercevant l'arme de tir. Il n'avait jamais pu apprécier pleinement ses machins, outre son incapacité à tirer droit, Kerorian trouvait que ce genre d'armement manquait de charme, voire dans certaines situations de puissance. Cela dit, il n'aurait jamais contesté les capacités et l'efficacité de ses frères et sœurs amateurs d'arcs.

Il mit quelques secondes à sortir de ses réflexions d'ivrogne et à interpréter les paroles de sa camarade. Le géant fronça un sourcil quand il comprit qu'Alix savait qu'elle le trouverait ici, mais se contenta finalement de hausser les épaules et de boire encore un coup. Elle commença à nettoyer son arc tandis que le guerrier restait à demi- affaissé sur le comptoir.

Son humeur s'améliora légèrement subitement, comme si ses soucis et ses malheurs s'allégeaient un peu. En temps normal, il aurait identifié dans la seconde l'usage d'une vague d'apaisement, bien qu'il n'en aurait pas tenu rigueur à sa bienveillante sœur. Mais dans son état actuel, il profita juste du bénéfice qu'il en tirait.
Innocente comme tout, la belle Chevalière lui sourit en lui demandant s'il comptait rester ici toute la journée, soulignant que le temps était superbe aujourd'hui.

Le colosse d'émeraude émit un grognement de protestation. Bien évidemment qu'il faisait beau, mais si ça suffisait à lui remonter le moral, il ne serait pas ici à se bourrer la gueule comme un vulgaire soûlard de basse catégorie. Il s'affaissa encore un peu plus sur le comptoir, l'esprit embrumé par l'ivresse.

"Pour aller où..."

Rien ne le tentait en cette si magnifique journée, sinon le géant ne se serait pas rabattu sur du vin à ne plus savoir qu'en faire. Kerorian finit par se redresser sur son tabouret, vidant le fond de sa choppe d'un trait avant de poser quelques pièces sur le comptoir. De toute façon il s'ennuyait ici aussi...

"Mais on peut....faire un tour si ça t'fais plaiz'

Il clignait des yeux, comme pour essayer de conserver une vision à peu près claire. Tâche difficile puisque même en les fermant, la tête lui tournait.